Le Dernier Enregistrement - 6ème partie


Ayant survécu à ses couches, Déborah s'était placée sous l'égide de la caste cléricale, afin d'assurer, pour l'avenir, des vivres et une éducation à sa fille. Aussitôt que les cantatrices avaient aperçu le nourrisson, elles avaient eu l'idée de la baptiser Renée. Elle l'adoptèrent rapidement. En échange, Déborah qui n'avait pas de talent à leur offrir, devait néanmoins participer à la vie de la congrégation : elle s'orienta spontanément vers l'entretien du sanctuaire, car elle ne se sentait pas la force de débattre à leurs assemblées, encore moins de chanter, fidèle au comportement mutique que tout le monde lui connaissait. On la voyait déambuler, courbée, balayant le sanctuaire avec une branche de buisson semi-pétrifiée. Et quand elle en avait assez ou qu'on lui disait d'arrêter, elle retournait s'occuper de son enfant.
Au cours des années qui suivirent, elle croisa régulièrement cet homme duquel elle s'était toujours tenu à distance avec une sorte de révérence. Il semblait qu'il prenait ses distances avec la tournure qu'insufflait la congrégation au culte de la voix, et le faisait savoir. En tant que doyen du groupe, il réprouvait l'inclination qu'avaient certaines personnes, hommes et femmes, du groupe des cantatrices à se fédérer en caste de prêtresses et à donner une dimension religieuse au culte de la voix de la femme en y ajoutant des règles, des rituels, une cabale lui retirant tout son aspect accessible.
Au grand détriment des prêtresses, sa mémoire et son ancienneté lui conférait un ascendant sur le groupe, et bonne partie était derrière lui pour manifester leur scepticisme face au fait qu'elles réservaient l'apprentissage de l'écriture à leur caste, que Raph était à présent seul à enseigner l'écriture aux autres depuis la disparition de Kévin. Leur stratégie le confortait, aux yeux du clan, dans son statut de sage. D'autant que son imposante stature désuète, son comportement et ses cicatrices gauches contrastaient radicalement par rapport à ces jeunes farfelues qui souffraient de nombreuses malformations qu'étaient les prêtresses. Il restait le principal garde-fou à leur domination totale.
Chez elles, une seule trouvait encore grâce à ses yeux, malgré sa surenchère d'extravagance, déjà si prononcée chez les adolescentes. Il se souvenait toujours de Renée – que tout le monde nommait à présent Ernée parce que les analphabètes entendaient Eh ! R'née –, la pauvre fille, qui était toute cabossée. Enfant de la regrettée Déborah, elle était ce que l'on aurait appelée une fille naturelle ou une bâtarde, au sens où son père n'avait pas dû la reconnaître. Selon Raph, on ne lui connaissait pas de père, mais quand il disait cela, ses disciples haussaient les épaules ; ces notions n'avaient plus cours. Inceste, anthropophagie, etc., ces interdits étaient déjà bien malmenés. Ça devait faire plus de huit ans qu'elle était arrivée. Elle se distinguait de par son intelligence, son imagination très vive, entrecoupées malheureusement de crises de régression aiguë ; elle avait alors des réactions d'une enfant de trois ans ou d'une trisomique. En dépit de cela, Renée faisait l'objet d'une vénération sans commune mesure dans le groupe, et son charisme compensait ses lacunes en chant, discipline pour laquelle elle avait une grande admiration, si bien que dans les chœurs, les chefs d'orchestre ne contestaient pas ses fausses notes. D'autre part, la communauté appréciait ses exégèses, ses interprétations cosmogoniques qu'elle communiquait avec brio hors des assemblées où on l'autorisait pourtant, bien qu'elle ne sache ni lire, ni écrire.
Elle allait pour devenir une sérieuse concurrente de Raph. Mais la confrontation très attendue par certaines formatrices d'Èrnè n'eut pas lieu. Raph avait récemment rechuté après une période de faiblesse. Rapidement délaissé et mis à l'écart dans un recoin de la caverne, il restait allongé en seule compagnie de son dernier disciple et dernier lai lettré, Bato – du nom d'un patriarche disparu – qui le nourrissait et écartait les importuns, homoncules difformes pour la plupart, meuglant et s'approchant par curiosité, ou parce qu'affamés. Raph lui dispensait précipitamment ses derniers conseils, jusqu'au jour où il lui fit aller chercher Ernée.
Très intriguée, elle avait répondue favorablement à la requête contre l'avis d'autres prêtresses. À son étonnement, Raph ne voulait que lui demander de prendre soin du répondeur… le boîtier inerte sur l'autel. Elle comprit cela comme un signe de déférence, elle ne s'était pas trompée sur l'estime tacite qu'il lui portait. Et par conséquent aussi, comme un adoubement. Ensuite, il lui avait demandé une faveur… il voulait écouter le répondeur. Elle ne comprit pas tout à fait : Écouter le répondeur ?
Son geste effraya une prêtresse qui toutefois la suivit sans alerter personne, parce qu'elles étaient très complices. Elle la suivit aussi parce qu'elle eut le sentiment qu'un événement exceptionnel survenait. Décidées, Sitia et Èrnè marchaient vers le « chevet ». Le sang montaient aux tempes de Sitia. Èrnè tendit le répondeur. Raph ne le prit pas. Elle le posa sur sa poitrine. Il lui demanda à présent de faire marcher le répondeur. D'appuyer sur le bouton, enfin. Le répondeur doit chanter. Chanter ?
Sitia et Èrnè se regardèrent puis se mirent à chanter.
Alors Èrnè fit signe à Sitia de la laisser chanter seule.
« Oui, c'est ça. Je reconnais… C'est bien la voix du répondeur. »
Le visage de Raph se tordit doucement. Ses paupières écrasèrent une larme qui dégoulina jusqu'à la pommette avant d'en être absorbée par la poussière.