Le Dernier Enregistrement - 5ème partie

Bartho était considéré dans le groupe comme un « instruit », comme un sage chez les plus jeunes générations. Il faisait autorité et en ce sens, avait souvent maille à partir avec Raph, chacun contestant les dires de l'autre. Notamment sur les causes de la situation actuelle : Bartho soutenait qu'il s'agissait de retournements anarchiques des pôles dont ils étaient victimes, arguant de coupures de presse qu'ils avaient conservées, et allant jusqu'à ironiser sur l'avantage de n'avoir pas à subir en plus un souffle ou des retombées comme dans une explosion nucléaire ; Raph prétendait, lui, assisté de quelques partisans qui acquiesçaient docilement dans son dos, que tout cela était de la faute de la folie des hommes ! c'était à cause de l'explosion du CERN. Et de bombes H. Bartho rétorquait qu'il confondait tout, que chronologiquement l'incident du CERN – beaucoup plus un dysfonctionnement qu'une explosion selon lui – était postérieur au début des phénomènes et avait dû être provoqué par un profond délabrement suite aux multiples abandons successifs, au manque d'entretien, à l'inertie, et à la débandade générale, et qu'il n'avait aucune conséquence sur les phénomènes. Selon Raph, au contraire, Bartho minimisait tout, et que son relativisme et son détachement venaient du fait qu'il pensait encore conformément aux critères de son appartenance passée à une corporation donnée, celle des hauts fonctionnaires.
Quand Raph eut repris ses esprits et ses arguties avec Bartho et que sa peau le gênait moins. Il se rendit compte de deux choses. Son état de conscience n'était plus le même, il avait l'impression d'être dans un état de brouillard constant, d'être dans le coaltar. Mais il en était conscient. La deuxième chose, bien qu'il ne s'en rendit pas compte au premier coup d'œil, était qu'il lui manquait un effet personnel. Il avait mis du temps avant de s'en rappeler. Par contre, il n'arrivait vraiment pas à se souvenir s'il avait emmené le répondeur. Il ne se rappelait même plus avoir rapporté la boîte à photos. Il se rappelait qu'on l'avait porté lors du trajet. Pendant tout le trajet, une partie ? Il lui semblait aussi qu'il y avait moins de photos dans le carton.
Il n'eut plus traces d'autres photos que celles contenues à présent dans la boîte à chaussure. Cependant, il vit réapparaître son répondeur. Quand il découvrit une des nouvelles activités des survivants. Parfois, un groupe se formait autour de l'objet. Avaient lieu des séances d'écoute de la voix discordante de sa grand-mère. En fait, c'était étrange, la voix ne lui paraissait plus si discordante qu'auparavant, et pour ceux qui découvraient le timbre, il semblait qu'aucune chose aussi raffinée et élaborée ne leur était un jour parvenue. Sur tous, ces séances avaient un grand pouvoir de réconfort.
Un préposé au répondeur fut désigné, un proche de Raph connu pour sa méticulosité. Il avait la délicate tâche de recharger de temps en temps les batteries du répondeur et d'entretenir le capteur photovoltaïque. Raph fut très vite conciliant quant au nouvel usage du répondeur, ne tenta surtout pas de se l'accaparer. Ç'aurait été au surplus très hypocrite car il avait à vrai dire peu de souvenir des conditions dans lesquelles l'enregistrement avait été fait. Il savait intuitivement qu'il s'agissait de la voix de sa grand-mère, mais il ne savait plus d'où lui venait cette idée.
« Qui chante ?, demandait parfois l'un d'entre eux.
« On ne sait pas », répondaient les autres.
Raph ne se manifestait pas dans ce genre d'occasion. Il n'était même pas sûr que ce fût la voix de sa grand-mère sur l'enregistrement. Un sérieux doute se portait sur l'éventualité que la voix ait pu appartenir à une amie de sa mère. Ses interrogations passagères se dissipaient. Il voyait avec bienveillance les bienfaits que les séances apportaient au groupe. Sitôt, il ne chercha plus à s'expliquer la présence de la voix sur l'appareil. Cependant, il continua de soupçonner inconsciemment une fille d'environ quatorze, quinze ans d'avoir récupéré le répondeur pendant sa période de récupération. Celle qui le regardait souvent silencieusement à distance.
Les gens mourraient les uns après les autres, mais pas à un rythme assez soutenu pour déclencher un nouvel exode. Dans ce contexte, le chant fut joué lors de cérémonies de décès, parfois pour tenter de détendre ceux qui faisaient face à des complications particulièrement graves de leur maladie de la peau. Le chant servait les rites, funéraires ou festifs. On commençait à le connaître par cœur. On le retranscrivit.
Il fut utilisé pour célébrer la Noël. Ce qui excita grandement Bartho qui récriminait que, selon ses estimations, le calendrier correspondait tout au plus à l'Ascension. Il commença alors de se dresser contre ce qu'il appelait de l'idolâtrie. Il prit en horreur ce chant, vociférant par-dessus toute lecture ou tentative de fredonnement. Quand ce n'était pas ça, il se plaignait de la sale manie qu'avaient les gens, quand ils n'écoutaient pas cérémonieusement l'enregistrement, de ne passer leur temps qu'à copuler ou à chercher à manger. Des enfants continuaient de naître. Il fallut commencer de trier ceux qui n'acquéraient pas la parole, pour parfois les tuer quand ils se trouvaient dans un état trop prolongé de végétation. Il devenait même difficile quelquefois d'arriver à épargner ceux muets mais doués d'intelligence ou de réactivité. Si Raph trouvait la copulation irresponsable pour ce qui en découlait, si sur ce point, il ne se trouvait pas totalement en désaccord avec Bartho, pour autant, il se contentait seulement, en plus de juger ses congénères, de s'abstenir tout court. Sauf peut-être lors d'un écart, ou plus hébété qu'à l'accoutumée, il lui avait semblé s'être jeté sur la fille de Mélanie, la pauvre elle aussi partie depuis longtemps. Cette fille de dix ans sa cadette qui ne cessait de le regarder et qui s'était assise à côté de lui pour caresser un de ses doigts. Si quiconque en était venu à soupçonner Raph d'avoir cédé, tout comme les autres, il aurait fallu qu'il sache qu'il avait résisté autant qu'il avait pu.
Seulement, plutôt que de dénoncer énergiquement ces avortements tardifs et iniques, nécessaires pourtant à la survie du groupe qui n'avait ainsi pas de bouches inutiles à nourrir, ni à tomber dans l'anthropophagie ou à laisser dépérir d'inanition ces légumes, Bartho focalisa son attention sur le répondeur et se mit en tête d'effacer l'enregistrement sonore. Progressivement, la comptine avait fait l'objet d'une plus grande admiration dans la communauté. Autour d'elle, se forçait la solidarité. Dernièrement même, des groupes de femmes et de faussets s'étaient constitués pour s'entraîner à reproduire à l'identique l'enregistrement. Les dissonances, les sautes impromptues de tons, les larsens et cliquetis compris. Les chœurs ou solistes acquérant une véritable maestria dans la reproduction parfaite, trait pour trait, de l'original, développant une technique totale de la discordance et du contretemps. Cela tombait assez bien, le répondeur peinait de plus en plus à bien fonctionner. Ça permettait donc de le ménager.
La tentative de vandalisme fut mise au jour avant le passage à l'acte, les gardiens comprenant tout de suite ses intentions à l'approche de Bartho. Apprenant ses agissements, le sang de Raph ne fit qu'un tour. Il descendit au sanctuaire et le prit au cou, suivi de près par ses disciples qui l'écartèrent pour passer à tabac à leur tour le malhabile. Bartho s'éteignit très rapidement, sans vraiment chercher à résister.