Le Dernier Enregistrement - 4ème partie


Bartho était reparti dans un de ses soliloques sans fin. D'ordinaire, Raph pouvait polémiquer et donnait libre-cours à son acrimonie, mais cette fois le laïus l'assommait, il l'entendait sans broncher. Il ne discernait pas tous les mots et le souvenir de ce qui venait d'être dit s'effaçait au fur et à mesure de la progression de la démonstration. Nul doute qu'il parlait encore de l'existence avérée ou non d'un gros bunker nucléarisé sous l'Élysée qui abritait les élites, pendant qu'eux se morfondaient, ou de la présence dans le désert américain de bases militaires souterraines. Ou peut-être parlait-il de ses souvenirs lointains d'enfance. Peut-être était-ce les propres souvenirs de Raph qui étaient racontés par Bartho. Peut-être enfin que tout le monde était sorti tenter de s'approvisionner. Il ne sentait plus leur présence.
Le mode de vie rupestre qu'ils avaient adopté depuis le déclenchement des phénomènes était un mode de vie très aléatoire, voire oscillatoire. Ils pouvaient ne dépendre pendant toute une période que des animaux qui venaient parfois se terrer malencontreusement dans la grotte. En dernier ressort, ils pouvaient avoir recours aux champignons. Cette solution était évitée autant que possible car elle nécessitait souvent, notamment pour les espèces les plus obscures, un cobaye plus ou moins volontaire. Et pendant les périodes les plus clémentes, il fallait partir s'approvisionner, emmagasiner le plus possible, comme l'avaient fait avant eux les Esquimaux pendant des milliers d'années, sauf qu'en l'occurrence, l'on ne partait pas vraiment à la chasse, l'on se rendait dans les supermarchés environnants faire le plein des conserves les moins gondolées, cela en un minimum de temps ; ou encore essayait-on de les débusquer dans un garde-manger aux alentours.
Quand l'accumulation des provisions avait atteint un niveau satisfaisant, le rabiot de temps disponible, ils le passaient devant la grotte à prendre l'air, et quand la chaleur montait, il fallait se carapater. C'était un des rares derniers plaisirs, surtout depuis que la dernière lampe à sodium avait rendu l'âme, plombant atrocement le moral du groupe.
Depuis un ou deux mois, les sorties s'étaient faites plus régulières. Il y avait eu plusieurs décès aussi. Des ampoules à incandescence et basse consommation avaient été ramenées, avec une nouvelle dynamo qui, couplée à un des vélos, ferait une seconde source d'éclairage.
On lui mit à la bouche un bout de métal par-dessus lequel on faisait passer une substance visqueuse et salée… de l'huile… du foie de morue. Le goût était à peine perceptible au milieu de la salive sèche et du goût rance du sang et des caries. De l'eau lui fut versé aussi. Il avait encore faim et soif.
Il tourna la tête. Sa main reposait encore sur le carton usé de la boîte à chaussure. Les photos. Ça le réconforta. Des militaires. Il les avait trouvés sur les voies rapides alors qu'ils essayaient de faire place nette. Les militaires l'avaient aidé à porter sa mère très mal en point hors de la cave. Il avait récupéré les photos comme elle lui murmurait. Et le répondeur. À l'hôpital, il n'y avait plus d'hôpital. Ils ne pouvaient pas les y mener. Lui et sa mère avaient attendu dans le camion plusieurs longues heures. Pendant le trajet, il avait senti leurs regards malveillants, mais il ne s'était préoccupé que des soupirs plaintifs de Giovanna. Enfin, les militaires les avaient déposés devant une grotte où d'autres familles s'étaient réfugiées, sans donner plus de détails. Raphaël avait demandé si vraiment ils les laissaient là. Alors, ils avaient promis de ramener des médicaments. Inutile de préciser qu'il ne les revit bien évidemment jamais. Ce fut surtout la dernière fois qu'il vit le signe d'une quelconque autorité étatique.
Giovanna était resté par la suite complètement aphasique et immobile plusieurs mois durant. Elle partit quelques heures après avoir écouté une dernière fois la voix de Lucie sur le répondeur, un jour où elle avait tellement insisté de ses gestes faibles pour pouvoir l'entendre. Enterrer les morts n'était plus possible. Les corps était déposés sur un terrain vague, le plus loin possible de la grotte, où ils desséchaient. Quand l'on avait le temps et les moyens, on les enflammait.
Raph avait voulu tenter l'inhumation, mais l'air était devenu beaucoup plus pesant, et ils avaient dû venir le chercher, le ramener à la raison. Ils étaient rentrés avec peine, et dans un état de grande désolation, en particulier Raph. Mélanie en avait voulu à Raph que Joël meure trois jours après être allé le chercher. Mais curieusement elle l'avait soigné quand était venu son tour d'agoniser quelques mois plus tard. Non par cynisme, pour qu'il survive à cet enfer, non, par réelle compassion, il l'avait senti pendant sa convalescence. Quelque chose les accablait et certains se serraient encore les coudes. Et ils n'en furent pas plus réconciliés, c'était comme ça.
D'expérience, ils avaient compris que, quand le phénomène était là longtemps, l'on mourrait presque autant dans une grotte, et dans les mêmes atroces souffrances, que dehors. Ils avaient donc établi très pragmatiquement que si le phénomène en cours s'éternisait, était particulièrement insoutenable et faisait plus de trois morts sur cinq jours consécutifs, ils devaient quitter le refuge pour un autre secteur et un autre refuge. Il y avait évidemment des variables d'ajustement selon le degré de supportabilité ou les fortes têtes qui renonçaient à fuir, scindant ainsi les groupes.
Alors encore en deuil, Raph vécut son premier déménagement. Le phénomène avait fait beaucoup de victimes en très peu de temps. Ils durent essuyer encore beaucoup de pertes dans leur déroute, peut-être plus que s'ils étaient restés sur place – en tout cas, il avait été convenu que, sur place, ils succomberaient tous dans d'atroces conditions –, ce qui à l'avenir motiverait encore plus les fortes têtes à rester dans un refuge. Raph mit énormément de temps à se remettre de son deuil et de ses plaies. L'homme qui en résulta était, en plus d'être moins vif, une toute autre personne.